Cheikh Tidiane Gadio : « En Afrique, il y a eu beaucoup de ruptures qui n’ont pas encore été réparées »

Le vice-président de l’Assemblée nationale du Sénégal, Cheikh Tidiane Gadio, invité spécial du groupe des ambassadeurs africains accrédités en République de Türkiye à l’occasion de la célébration de la Journée mondiale de l’Afrique, a accordé une interview à l’Agence Anadolu.

L’évènement a été célébré vendredi dernier dans la capitale, Ankara, sous le thème « Bâtir une résilience en matière de sécurité nutritionnelle sur le continent africain : renforcer les systèmes agroalimentaires et les systèmes de santé et de protection sociale pour accélérer le développement socio-économique et du capital humain »

Député à l’Assemblée nationale du Sénégal depuis juillet 2017, et vice-président de l’institution depuis le 15 octobre 2019, Cheikh Tidiane Gadio a indiqué avoir été invité en Türkiye pour apporter une contribution à la réflexion sur l’ordre de la Journée mondiale de l’Afrique, célébrée traditionnellement le 25 mai de chaque année.

« En Afrique, il y a eu beaucoup de ruptures qui n’ont pas encore été réparées », a fait remarquer Gadio, également président de l’Institut panafricain de stratégies, Paix-Sécurité-Gouvernance (IPS), poste qu’il occupe depuis 2012.

« Il s’agit des ruptures entre les élites politiques, intellectuelles et les populations. C’est un face-à-face entre les peuples et les gouvernants (…) Il y a ceux qui sont en haut et qui dirigent, ensuite les élites intellectuelles, et la grande masse des populations africaines. Et cette grande masse a dépassé le milliard d’habitants. Nous sommes 1 milliard trois cents voire quatre cents millions d’habitants. Certains prédisent que d’ici 2100, on sera 4 milliards d’Africains. Si la journée de l’Afrique n’est célébrée que par les ambassadeurs et les gouvernements et que les populations africaines ne se sentent pas concernées, c’est qu’il y a quelque chose dans la manière de faire des élites politiques qui ne convient pas aux populations africaines », a affirmé Cheikh Tidiane Gadio.

C’est la manifestation, selon lui, d’une crise de leadership absolument extraordinaire, et qui est structurelle, c’est-à-dire qui se situe à l’ensemble des institutions et instances de prise de décisions.

« Le continent africain, note Cheikh Tidiane Gadio, mériterait de faire partie des puissances du monde au même titre que la Chine, l’Inde, ou encore le Brésil. Pour y parvenir, les partenaires de l’Afrique doivent arrêter de la considérer sous le prisme de la pitié, de la compassion, de la tristesse par rapport à son histoire et à sa situation actuelle.

L’engagement de Gadio pour les causes panafricaine et panafricaniste, dont les prémices remontent à ses années d’étudiant, a fait de lui l’une des voix très écoutées sur le continent africain et même au-delà.

« Dans les années 1990, je me suis fait remarquer par mon activisme panafricain et panafricaniste, aux Etats-Unis, en Afrique, en Europe, a-t-il expliqué. Déjà étudiant à Paris dans les années 1980, on a créé les revues « Jonction » et « Tribune africaine » avec des compatriotes de plusieurs pays d’Afrique. On était des fervents supporters de « Présences africaines », de Cheikh Anta Diop, de Kwame Nkrumah, de Marcus Garvey et de tous les héros de l’unité de l’Afrique. Dans les années 1990, j’étais déjà enseignant à l’université de Dakar. J’ai poursuivi mon engagement [avec] beaucoup de conférences sur les crises, les coups d’État militaires, le génocide du Rwanda etc ».

Entre 2000 et 2009, Cheikh Tidiane Gadio a occupé le poste de ministre d’État, ministre des Affaires étrangères du Sénégal, nommé par Abdoulaye Wade, chef de l’État du Sénégal entre avril 2000 et avril 2012, succédé par Macky Sall, encore en poste.

« Arrive l’année 2000 où le Président Abdoulaye Wade me propose ce poste [ministre des Affaires étrangères] vraiment prestigieux et me donne presque carte blanche pour développer mes opinions, puisque lui et moi avions une convergence parfaite de vues sur l’état de l’Afrique, que la seule issue pour le continent, c’était d’aller aux Etats-Unis d’Afrique. (…) La locomotive de notre partenariat avec la communauté internationale devrait être le continent africain, un immense marché avec d’immenses ressources. Et c’est là où on défendrait mieux nos intérêts. Imaginez le Sénégal avec 16 millions d’habitants soit en face de la Chine avec 1 milliard 300 millions d’habitants et dire que nous traitons d’égal à égal. C’est très difficile’, a-t-il indiqué.

Et de poursuivre : « À partir du plan NEPAD de l’Union africaine, j’ai eu beaucoup d’espoir, je me suis engagé, j’ai fait le tour du continent, beaucoup de jeunes africains m’ont entendu défendre l’éducation, les infrastructures, l’annulation de la dette de l’Afrique. Ce sont des combats hérités de Thomas Sankara et des grands leaders du continent africain. Après cela on a engagé la bataille avec le Président Kadhafi et d’autres leaders du continent pour aller vers un gouvernement de l’union. Un gouvernement d’union prôné le 25 mai 1963 par un certain Kwame Nkrumah. C’est le Sénégal qui a proposé en 2007, à l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance du Ghana, qu’on engage les débats sur le gouvernement de l’union à nouveau. On a eu un excellent congrès préparé de façon très spéciale au Sénégal. On a rencontré des syndicats, les mouvements d’élèves, d’étudiants, de femmes, les acteurs du monde rural. On a parlé à tout le monde, leur demandant s’ils étaient prêts en tant que Sénégalais panafricains à ce qu’on participe à un gouvernement de l’union, qu’on renonce à certaines parcelles de notre souveraineté pour bâtir progressivement les États unis d’Afrique. Nous avons eu mandat d’aller défendre cela à Accra et nous l’avons fait ».

« Malheureusement, les anti-panafricanistes, qui prétendent être des panafricanistes, ont fait un excellent boulot. Ils ont quasiment saboté le projet en prétendant que tout le monde était d’accord, donc il faut faire doucement et aller pas à pas. Ils ont mis en place des commissions qui n’ont rien donné. Nous sommes en 2022 et ça fait 15 ans. Aucun progrès significatif, sinon que des reculs. Et l’Afrique aujourd’hui souffre. Il faut aller vite, il faut régler les problèmes qui ont été posés. L’armée commune africaine, c’est devenu une urgence continentale. Les djihadistes ont compris que nous sommes vulnérables, désunis, que nous compétissons entre nous, et qu’il est possible pour eux d’ouvrir les brèches un peu partout dans chacun de nos pays. Ils avancent dans leur agenda et nous reculons dans le nôtre. Donc cette armée africaine est une urgence, qui est devenue comme une question de survie pour les Africains. De la même manière [que] la diplomatie commune », a-t-il affirmé.

Cheikh Tidiane Gadio arbore aussi la casquette de président Mouvement Panafricain et Citoyen-Luy Jot Jotna (MPCL), parti politique membre de la Grande majorité présidentielle au Sénégal. Les élections législatives prévues dans le pays le 31 juillet, pourraient, selon lui, réserver de petites surprises, comme il en est de coutume dans la démocratie sénégalaise. Il s’est dit confiant quant à l’issue positive du scrutin en faveur de son camp.

« Je ne suis pas inquiet du fait que je suis en alliance avec le leader de la majorité présidentielle, le Président Macky Sall. Je pense que nous sommes encore largement majoritaires dans le pays, a-t-il confié. Maintenant, il y a des zones de concentration urbaine, où la jeunesse a accès à internet, a une certaine vision du monde, est en train de suivre certains leaders politiques dont je doute de la maturité, de la sagesse. Le Sénégal, comme tous les pays du monde, a sa particularité. Le Sénégal n’est pas n’importe quel pays sur l’échiquier international. Le Sénégal est un patrimoine commun à tous les Africains. Beaucoup d’Africains sont fiers du Sénégal. C’est malheureux de voir parfois certains tiraillements, certains discours tenus dans notre pays par une certaine classe politique », a noté Gadio.

« Même si chacun a le droit d’exprimer ce qu’il pense, l’essentiel, a précisé Cheikh Tidiane Gadio, est de maintenir la stabilité, de ne pas rendre le pays vulnérable au point de le laisser tomber entre les mains de terroristes, de ne pas freiner l’élan que le pays connaît aujourd’hui avec les nouvelles infrastructures, les alliances établies dans des termes nouveaux notamment celle avec Türkiye et d’autres puissances.

« Le Sénégal essaie de jouer comme partenaire d’égal à égal avec tous ces pays. Et ceux-ci lui apportent beaucoup. J’espère de tout cœur que ces pays sentent aussi que le Sénégal leur apporte beaucoup. C’est cet échangé équilibré, respectueux de part et d’autre qu’il nous faut promouvoir », a-t-il conclu.

Alex Sinhan Bogmis