Félix Tshisekedi désormais seul au volant de la RDC

Avec la nomination du Premier ministre Jean-Michel Sama Lukonde, Félix Tshisekedi consolide son autorité. Désormais seul aux commandes, il devra affronter l’avenir avec sérénité tout en ne perdant pas de vue le caractère fragile de son pouvoir. Analyse de Patrick Mbeko, spécialise de l’Afrique centrale.

Le Président Félix Tshisekedi a nommé, ce lundi 15 février, Sama Lukonde Kyenge, 43 ans, au poste de Premier ministre. Ancien ministre de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs sous le gouvernement de Joseph Kabila, il avait démissionné en 2015 et s’était rapproché de l’opposant Moïse Katumbi.

À l’approche des élections de décembre 2018, il s’en était distancé pour soutenir la candidature de Félix Tshisekedi. Une fois au pouvoir, ce dernier l’a nommé au poste de directeur général de la Générale des carrières et des mines (Gécamines), la société publique minière de la RDC.

«C’est un enfant de la maison», a confié un proche du chef de l’État congolais.

La nomination de Sama Lukonde Kyenge marque un tournant dans l’histoire politique de la République démocratique du Congo (RDC). C’est la fin d’une ère dominée par le FCC (Front commun pour le Congo) de Joseph Kabila, l’épilogue d’une confrontation entre les deux alliés qui composaient jusqu’à tout récemment encore la coalition au pouvoir depuis le scrutin de décembre 2018: le FCC et CACH (Cap pour le changement) de Félix Tshisekedi. Longtemps considéré comme la marionnette de son prédécesseur, Tshisekedi peut se vanter de s’être extirpé de l’étouffante tutelle de Kabila sans causer de dégâts majeurs. Qui l’aurait cru, il y encore six mois?

En position de force sur le plan politique, le Président congolais a désormais la marge de manœuvre nécessaire pour impulser les réformes qu’il entend mettre en œuvre. S’il peut entrevoir l’avenir avec optimisme, il n’en demeure pas moins vrai que son pouvoir reste encore assez fragile.

Retour sur un renversement de perspective

En moins de trois mois, la RD Congo a connu un bouleversement politique majeur comme on en avait rarement vu dans ce pays. Félix Tshisekedi, très minoritaire au Parlement et au Sénat, a pu renverser en quelques semaines le rapport de force face à son allié Joseph Kabila qui contrôlait, via le FCC, les deux chambres à la majorité absolue.

Il faut dire qu’entre les deux plateformes politiques alliées (FCC-CACH), les relations étaient loin d’être un fleuve tranquille. Depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, la coalition a évolué sur fond de coups bas, méfiance réciproque et querelles. Les tensions entre les deux camps ont atteint leur point culminant en octobre 2020, lorsque le Premier ministre Sylvestre Ilukamaba et les présidents du Parlement Jeanine Mabunda et du Sénat Alexis Thambwe Mwamba, tous estampillés FCC, ont boycotté la cérémonie d’investiture des juges de la Cour constitutionnelle nommés par Félix Tshisekedi. Frustré, ce dernier a alors décidé de mettre fin à la coalition et de dégager une nouvelle majorité à travers ce qu’il a appelé une «Union sacrée» de la nation. Sur fond de menace de dissolution de l’Assemblée nationale, mais aussi et surtout grâce à une opération de débauchage rondement menée, le camp Tshisekedi a réussi à convaincre un nombre important des membres du FCC de rejoindre cette Union sacrée.

Moyennant des promesses de toutes sortes, une centaine d’entre eux ont quitté le navire pour rejoindre le camp présidentiel. Du jour au lendemain, la majorité au Parlement basculait en faveur de Félix Tshisekedi. Le 11 décembre 2020, les députés votaient pour la destitution de la présidente de la Chambre basse Jeanine Mabunda, la protégée de Joseph Kabila, par 281 voix, contre 200 avec une abstention et un bulletin nul. Cette destitution a marqué un tournant important dans la politique intérieure de la RDC, mettant en lumière les dissensions que traversait le FCC tout en révélant sa fragilité.

Fin janvier 2021, un grand nombre de députés composant la nouvelle majorité présidentielle votaient une motion de censure contre le Premier ministre Sylvestre Ilunga Ilukamba, lui aussi proche de l’ex-Président Joseph Kabila. Après avoir fait de la résistance, celui-ci a fini par remettre sa démission à Félix Tshisekedi, disant avoir tiré les conséquences de l’évolution de la situation politique du pays.

Pour couronner le tout, le camp Tshisekedi a porté une estocade à ce qui restait du FCC en obtenant, le 6 février, la démission du numéro deux de la RDC, le Président du Sénat, le très kabiliste Alexis Thambwe Mwamba. Avec le retrait de ce dernier s’effondrait la forteresse du camp Kabila.

Un coup de main discret, mais très efficace

Un changement de perspective radical qui a surpris plus d’un observateur tant en RDC qu’à l’étranger. Comment Félix Tshisekedi a-t-il pu renverser aussi facilement l’édifice FCC? Comment a-t-il réussi à retourner le rapport de force face à un Joseph Kabila qui a gardé la haute main sur les principaux leviers du pouvoir en matière sécuritaire comme politique? 

Une partie de la réponse à ces interrogations se trouve du côté américain. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi dans des conditions calamiteuses, Washington a toujours manœuvré pour desserrer l’étau autour du chef de l’État congolais. Au cœur de la stratégie américaine, l’ambassadeur des États-Unis à Kinshasa Mike Hammer, qui se fait volontiers appeler tantôt Mike «Nzita» Hammer, tantôt Mike «Amani Hammer» (la paix, en swahili), ou encore Mike «Elikia» Hammer (l’espoir, en lingala qui est, comme le swahili, l’une des langues nationales de la RDC).

Hammer est arrivé à Kinshasa en décembre 2018, quelques jours seulement avant les élections présidentielle et législative. Au lendemain de l’annonce de la victoire controversée de Félix Tshisekedi, il s’est rendu discrètement à l’Hôtel Béatrice où celui-ci avait établi son quartier général. L’ambassadeur américain a affiché son soutien au nouveau chef de l’État congolais, même si certaines chancelleries occidentales se sont montrées circonspectes face aux résultats du scrutin.

Même s’il ne se fait pas d’illusions sur l’actuel pouvoir congolais, qui est le fruit d’un deal conclu entre Félix Tshisekedi et son prédécesseur, Mike Hammer a décidé tout de même de faire du Président l’élément central de la stratégie américaine en RDC. Chantre de la rupture avec Kabila, il s’est employé à exercer subtilement une forte pression sur Tshisekedi afin de l’amener à prendre des décisions qui remettent progressivement en question le statu quo. Il est à l’origine des changements opérés dans l’armée et les services de sécurité. Des sources civiles et sécuritaires ont affirmé à l’auteur de ces lignes que Mike Hammer, aujourd’hui considéré par des observateurs comme une sorte de «Président bis» à Kinshasa, a été la cheville ouvrière du basculement auquel l’on a assisté récemment sur l’échiquier politique congolais.

«Mike Hammer a parlé à beaucoup de gens ici, tant au FCC que dans l’armée», a déclaré une de ces sources sous le couvert de l’anonymat.

Si le représentant américain a réussi son coup si facilement, c’est aussi parce que le FCC a fait montre d’une telle condescendance à l’égard de Félix Tshisekedi que ce dernier s’est senti dans l’obligation de s’abandonner aux bras des Américains pour mettre fin aux humiliations dont il a été l’objet depuis son arrivée au pouvoir. Certaines sources à Kinshasa ont affirmé que le chef de l’État congolais, qui reste lié à Joseph Kabila par un deal secret, aurait tout de même maintenu un canal de communication très discret avec son prédécesseur. Ce qui serait vu d’un très mauvais œil par l’ambassadeur américain pour qui Kabila devrait définitivement disparaître de la scène politique congolaise.

Ce n’est pas la première fois que les États-Unis agissent à bas bruit pour modifier le cours de l’histoire en RD Congo. En 1996, l’ambassadeur américain à Kinshasa, Dan Simpson, avait mené une intense activité de sape afin d’amener certains hauts gradés de l’armée à lâcher le régime du Président Mobutu, alors confronté à une rébellion armée soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et… les États-Unis. Ceux des officiers congolais qui avaient refusé de jouer le jeu ont tout simplement été menacés. Les événements survenus ces dernières semaines à Kinshasa montrent que certaines vieilles recettes marchent toujours…

Les défis qui attendent Tshisekedi

Désormais en position de force grâce au soutien américain, la page Joseph Kabila étant tournée, du moins pour le moment, Félix Tshisekedi peut espérer diriger en toute quiétude. Avec la nomination d’un Premier ministre qui lui est entièrement acquis, il est assuré de faire triompher ses desiderata sans crainte d’être importuné comme ce fut le cas à l’époque de la coalition FCC-CACH.

Pour autant, le pouvoir congolais reste fragile. Le parti présidentiel, l’UDPS (Union pour la démocratie et le progrès social) étant très minoritaire, il est obligé de composer avec une kyrielle de formations politiques dont la plupart émanent du FCC. La majorité parlementaire actuelle est le reflet de cette réalité. Une majorité qui ne peut tenir que si Félix Tshisekedi respecte sa part du contrat en satisfaisant les appétits gloutons des uns et des autres.

À première vue, tout laisse penser que l’Union sacrée ne résistera pas à l’épreuve du temps et de la politique politicienne congolaise. Dans cet écosystème où chaque allié manœuvre en fonction des postes et des gains financiers qui lui sont promis, Félix Tshisekedi aura beaucoup à faire pour maintenir sa majorité en place. Les attentes de celles et ceux qui ont décidé de quitter le FCC pour soutenir cette union sont très grandes. La formation du prochain gouvernement dirigé par le Premier ministre Jean-Michel Sama Lukonde, auquel tout le monde espère avoir droit au chapitre, constituera à coup sûr un test pour la coalition parlementaire au pouvoir.

Si Tshisekedi peut diriger sans être inquiété, il n’en demeure pas moins vrai que la pérennité de son pouvoir reste tributaire des alliances qu’il a tissées avec les anciens kabilistes, mais aussi avec Ensemble, de Moise Katumbi, et le MLC de l’opposant Jean-Pierre Bemba. Il devra donc satisfaire ses nouveaux alliés s’il veut tenir jusqu’aux élections de 2023. Ce qui est loin d’être acquis…

Par Patrick Mbeko © AP Photo / Jerome Delay