Le bicéphalisme de l’exécutif tunisien : mode adapté à la réalité (politique) ou source de tensions ?

L’Assemblée nationale constituante (ANC) de 2014 a voulu que le pouvoir exécutif en Tunisie soit partagé entre la présidence de la République basée à Carthage, dont la légitimité est directement tirée du suffrage universel, et la primature logée à la Kasbah, dont l’existence et l’action sont tributaires de l’approbation de la majorité parlementaire sise à l’hémicycle du Bardo.

La constitution de février 2014 a pourtant agrémenté cette répartition inédite du pouvoir en Tunisie d’une certaine coordination dans la gestion du pays, notamment en ce qui concerne la diplomatie et la sécurité.

Toutefois, dans la pratique, et notamment depuis l’arrivée de Kaïs Saïed à Carthage, il y a bientôt une année, des flux et des reflux, voire même des tensions et des débordements, ont été observés dans l’exercice du pouvoir, entre Carthagela Kasbah et, par ricochet, le Bardo en arrière-plan.

Le dernier clash en date a eu lieu lundi dernier lorsque le chef du gouvernement a subitement limogé Walid Zidi, ministre de la Culture et par ailleurs un protégé de Kaïs Saïed.


En apparence, Hicham Méchichi réagissait, de plein droit, à une sorte d’indiscipline de son ministre de la Culture qui avait rejeté, publiquement, sur les ondes d’une radio privée, la décision du gouvernement de suspendre les spectacles et les événements culturels dans le cadre de la lutte contre la Covid-19.

Mais au fond, le commun des Tunisien n’a pas manqué de constater une certaine revanche à une première manche, encore fraiche, lorsque Kaïs Saïed a réprimandé Hicham Méchichi devant les caméras, au sujet de la nomination de deux « caciques économiques » issus de l’ancien régime en tant que conseillers à la Kasbah.

Tunisie : le président Saïed appelle à la vigilance concernant les nominations aux postes de responsabilité

Une vidéo publiée sur le site de la Présidence de la République tunisienne, en date du mercredi 23 septembre dernier, montrait, en effet, pendant un peu plus de 6 minutes 30, le président Kais Saied, réprimander son Chef de gouvernement, Hicham Méchichi, emmuré dans un silence sidéral et accusant les coups portés par son « mentor » politique, ou du moins c’est ce que laissaient paraître les extraits diffusés sur la page Facebook de la Présidence.

Le chef de l’Etat, brisant toute obligation de réserve et contre toute tradition et coutume, reçoit le Chef du gouvernement, pour lui administrer, en évoquant sans les nommer les deux personnages en question, un « cours magistral » sur la rectitude, la probité et la lutte contre la corruption.

Au-delà du volet théâtral – inné ou délibéré – adopté par Kaïs Saied comme mode de communication et dont les Tunisiens, qui le soutiennent largement, commencent à s’y habituer voire à approuver, c’est au niveau de la forme et du fond que cette rencontre, initialement protocolaire et cyclique, a gêné certains, a plu à d’autres, mais qui n’a laissé personne indifférent.

Sur le fond, le président de la République a traité, selon nombre d’observateurs, son interlocuteur, non pas en tant que Chef du gouvernement mais en tant que Premier ministre. Ces observateurs ont tenu à rappeler que le choix des conseillers du Chef du gouvernement est une prérogative qui relève exclusivement du champ des compétences du locataire de la Kasbah, et partant, le président de la République n’a pas juridiquement parlant, à s’immiscer ou à en juger l’opportunité.

Ils estiment également que bien que le fond pourrait être discuté et considéré comme une question d’étendue et de degré d’interprétation ou de mesure d’un cas, d’une situation, d’une décision, le cas échéant, d’une dénomination, c’est au niveau de la forme que le bât blesse.

Effectivement, selon ces observateurs, les Tunisiens ont été peu habitués, durant les trois dernières décennies, de voir un président de la République admonester ou réprimander en public un de ses collaborateurs ou un haut responsable de l’Etat, et ce, à quelques rares exceptions, lors des visites surprises, ou présentées comme tel, qu’effectuait au début de son mandat, le président déchu en 2011, Zine el-Abidine Ben Ali, qui, pour accroître sa popularité, se permettait de rabaisser un haut responsable, voire un de ses ministres.

Néanmoins, et au-delà de l’ensemble des aspects précités, cette forme de communication présidentielle fait que certains qui, sans pour autant verser dans un juridisme pur ou se cacher derrière le légalisme de la feuille de vigne et sans, non plus, faire partie d’un camp politique en particulier ou d’une chapelle partisane, expriment leur incompréhension, voire leur gêne face à ce mélange des genres et à cette nouvelle forme de « distorsion » du pouvoir, assimilée à une violation de la Constitution et de la répartition des prérogatives entre les deux têtes d’un exécutif asynchrone.

En effet, à la lecture du texte de la Constitution de février 2014, et sous un régime panaché, voire hybride qui oscille entre le parlementarisme avec une dose de régime présidentiel et le régime d’Assemblée, le rôle du président de la République a été cantonné, stricto sensu, dans les champs de la diplomatie et de la défense ; le Chef du gouvernement étant le véritable patron de l’exécutif et de l’administration, et ce, selon le texte de la Loi fondamentale et se doit de jouer le rôle entier dans la gestion, non pas seulement de son cabinet mais du pays.

Symbole de l’unité de l’Etat, le président de la République détermine, entre autres prérogatives, en vertu de l’article 77 de la Constitution « les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement ».
Beaucoup plus larges, les attributions du Chef du gouvernement touchent, selon les articles 91 et 94 de la Loi fondamentale « détermine la politique générale de l’État et veille à sa mise en œuvre et exerce le pouvoir réglementaire général.

Notons que l’épisode du 23 septembre dernier n’est pas « un acte isolé ». Car au fait, quatre semaines auparavant, et lors des conciliabules pour la formation du nouveau gouvernement après la démission de celui de Fakhfakh, le ministre de la Culture (limogé lundi), choisi théoriquement par Méchichi s’est désisté dans un premier temps, avant d’être retiré le lendemain de la liste à présenter au parlement dans un deuxième temps.

Le jour même, Walid Zidi, un non-voyant candidat au portefeuille de la Culture, a été reçu, dans l’acte 3 de la Saga, par le Président qui le confirme dans son poste, alors que le gouvernement n’est pas encore totalement formé.

C’est dire la « cacophonie » et le manque d’harmonie qui caractérise la relation entre Saied et Méchichi, selon nombre d’analystes politiques tunisiens.

Cette attitude « présidentialiste » affichée par Kais Saied, qui vraisemblablement compte plus sur sa popularité, au demeurant intacte ou presque depuis son élection en octobre 2019 (élu avec plus de 72% des suffrages exprimés), tend à être confirmée face au Chef de gouvernement, Hicham Méchichi, ancien ministre de l’Intérieur et un pur produit de l’administration tunisienne, qui a été « fait roi » par Saïed, l’ayant choisi à occuper ce poste, alors qu’il ne figurait même pas sur les listes de noms présentés par les partis politiques.

Cependant, l’épisode relatif au ministre de la Culture, dont le limogeage récent vient confirmer les prédictions, a créé un malaise et généré un ressentiment qui s’est rapidement développé, selon nombre d’observateurs, en hostilité entre les deux hommes, et qui a fait que le nouveau Chef du gouvernement, fraîchement nommé, se tourne vers la troïka partisane qui s’est formée sous l’hémicycle du Bardo au cours des derniers mois, et qui a ouvré – et réussi d’ailleurs – à contrer le gouvernement de l’ancien chef de l’exécutif Elyas Fakhfakh.

Cette alliance de Méchichi avec les trois partis (Ennahdha, Qalb Tounes et la Coalition de la Dignité), dont les désaccords avec Saïed sont un secret de Polichinelle, que d’aucuns qualifient d’inéluctable et de logique, du moins politiquement, rappelle, à bien des égards, un autre épisode de la vie politique tunisienne qui avait émaillé le précédent quinquennat. Une impression de déjà-vu.
En effet, cela rappelle l’attitude de Youcef Chahed (ancien Chef de gouvernement 2016-2019), un inconnu au bataillon ou presque, qui avait été nommé et imposé par feu Béji Caid Essebsi, mais qui s’est « libéré » de l’emprise du « vieux briscard » pour s’allier avec une majorité parlementaire, afin de sauver sa peau et se maintenir à la Kasbah jusqu’à la tenue des élections législatives et présidentielle de l’année écoulée.

Le côté itératif des prises de bec entre le président de la République et le Chef de gouvernement nous incite à s’interroger sur la « viabilité » du régime politique mis en place avec un triptyque à la tête de l’Etat (Présidence, Gouvernement, Parlement) et un exécutif bicéphale, le tout sur fond d’un émiettement politique et d’une mosaïque partisane dans l’hémicycle, par ailleurs source d’instabilité.

C’est à se demander si la Tunisie est encore gouvernable, selon ces critères et schémas, et si cela n’impactera pas de manière structurelle sur un pays qui souffre d’une crise politique, devenue chronique, et d’une situation socioéconomique des plus difficiles.

S’agit-il de dysfonctionnements d’ordre juridique seulement, ou d’interférences politiciennes ou encore de motivations personnelles voire comportementalistes et behavioristes qui poussent les uns et les autres à agir de façons ioniques.
Autant de questions qui demeurent sans réponse et que seuls la pratique et l’exercice du pouvoir au quotidien et l’évolution de la situation seront à même d’apporter des éclaircissements.
In fine, l’interrogation est légitime de savoir si l’on assiste à un remake d’un épisode déjà vu ou s’agit-il d’une mésentente passagère entre un président de la République atypique et un Chef du gouvernement inexpérimenté. 

*Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de d’Eurafricain pressclub

Hatem Kattou