Libye : La MAE au cœur d’un différend entre le Conseil présidentiel et le gouvernement (Analyse)

C’est un dossier relatif à l’affaire Lockerbie qui a relancé le bras de fer entre les deux institutions. Dans un affrontement, le deuxième du genre entre le Conseil présidentiel libyen et le gouvernement d’Union nationale, le cabinet de Dbeibah a rejeté la décision du Conseil portant suspension de la ministre des Affaires étrangères, Najla Mangoush, tout en lui interdisant de quitter le territoire national et en diligentant une enquête à son encontre pour avoir monopolisé le dossier de la politique étrangère.

Ce différend reflète dans son essence un conflit sur les prérogatives. En effet, et alors que le gouvernement d’Union, présidé par Dbeibah, accapare la majorité du pouvoir exécutif, le Conseil présidentiel est compétent en matière de défense et de politique étrangère.

Toutefois, le Conseil présidentiel qui, réuni, assume les fonctions de commandant suprême de l’armée, se retrouve marginalisé dans l’exercice de ses prérogatives, dans la mesure où Dbeibah détient le portefeuille de la Défense et que Mangoush dirige le ministère des Affaires étrangères et exerce ses fonctions sans pour autant recourir au Conseil en matière de nominations et de limogeages au sein des représentations diplomatiques libyennes à l’étranger.

Le premier affrontement entre le Conseil présidentiel et le gouvernement au sujet des attributions a surgi, au mois de juin dernier, lorsque Mohamed Manfi, président du Conseil, avait convié Dbeibah à assister à une réunion, qui avait pour ordre du jour la nomination du ministre de la Défense, tout en le mettant en garde que le Conseil procédera, seul, à la nomination du ministre si le Chef du gouvernement ne sera pas présent et que cette nomination sera soumise au Parlement pour vote.

A l’époque, Dbeibah s’était opposé à la requête de Manfi et n’a pas assisté à la réunion, se fondant en cela sur le chapitre 5 de la Feuille de route élaboré par le Forum de Dialogue politique relatif au Pouvoir exécutif unifié.

Cet article délimite et clarifie les prérogatives du Chef du gouvernement d’Union dans le domaine de la nomination des ministres et des vice-ministres ainsi que le rôle du Conseil présidentiel en la matière.

Dbeibah était parvenu à trancher le dossier de la nomination d’un ministre de la Défense en sa faveur, en dépit des réclamations faites récemment par les responsables de la zone orientale au sein du gouvernement qui exigent la nomination d’un ministre de la Défense quand bien même il serait issu du sud du pays.

L’accord entériné par le Forum du Dialogue dispose que le Chef du gouvernement nomme les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, après concertation avec le Conseil présidentiel.

La « Feuille de route » élaborée au cours du Forum de Dialogue tenu à Tunis délimite, selon le site électronique libyen « al-Wasat », les prérogatives du Conseil présidentiel qui, est le commandant suprême de l’armée et a l’attribution de nommer les hauts officiers militaires. De même, il est habilité à décréter l’état d’urgence, de proclamer la guerre et la paix après approbation de la chambre des députés.

Le Conseil procède, également, « à titre exclusif, à la nomination ou au limogeage du chef des services de Renseignement, sauf opposition de la chambre des députés, ainsi que la désignation du président et des membres de la Haute Commission nationale de Réconciliation et des autres présidents des structures et instances relevant de la Présidence » (sans détermination exhaustive).

A l’exception des prérogatives attribuées au Conseil présidentiel, le gouvernement d’Union est chargée d’assurer les autres aspects exécutifs en sa qualité de « plus haute instance administrative de l’Etat ».

L’imbrication et le croisement des prérogatives et compétences entre le Conseil présidentiel, instance en charge de l’autorité de président de la République, et le gouvernement est une question que l’on constate dans la majorité des Etats où le président, qui n’est pas élu au suffrage universel direct, ne dispose de larges prérogatives, en comparaison avec celles détenus par le Chef du gouvernement, à l’instar du système mis en place en Tunisie.


– La crise avec Mangoush

Le récent affrontement avec Mangoush n’était pas le premier du genre. En effet, le Conseil présidentiel avait adressé précédemment plusieurs mises en garde à la ministre des Affaires étrangères pour ne pas outrepasser les prérogatives qui sont les siennes et ne pas empiéter sur celles du Conseil. De plus, le Conseil avait rappelé à la cheffe de la diplomatie l’impératif de coordination dans plusieurs questions portant sur des dossiers inhérents à la politique extérieure de la Libye.

Au mois de mai dernier, le Conseil présidentiel avait appelé la ministre à la nécessité de temporiser avant de prendre certaines décisions relatives au limogeage et à la nomination de fonctionnaires, de consuls et de d’ambassadeurs dans plusieurs représentations libyennes à l’étranger.

Le Conseil présidentiel avait, d’ailleurs, accusé la ministre d’avoir commis des « contraventions franches » en remerciant trois ambassadeurs et délégués et de hâter la nomination des fonctionnaires qui leur ont succédé.

De même, al-Manfi avait mis en garde, en juin 2021, la ministre de ne pas outrepasser ses prérogatives et de ne pas s’ingérer dans les attributions du Conseil, après l’appel lancé par Rome à Mangoush à tenir un Forum de réconciliation en Italie, sans consultation du Conseil.

Le Conseil supervise et pilote le dossier de la réconciliation en plus des dossiers de la défense, de la sécurité nationale et des affaires étrangères, ce qui a provoqué un chevauchement des prérogatives entre ledit Conseil d’une part et celles de Mangoush et du gouvernement de Dbeibah d’autre part.

La dernière mise en garde lancée par le Conseil présidentiel au gouvernement est intervenue dans un communiqué diffusé par les médias locaux, le 6 novembre courant, mais qui est daté du premier du mois, appelant Mangoush à ne pas toucher les responsabilités à l’intérieur des centres administratifs et juridiques des instances et de l’appareil de l’Etat libyen.


– Lockerbie fait exploser la crise silencieuse

La relation entre le Conseil présidentiel et le gouvernement de Dbeibah était solidaire, la plupart du temps, depuis qu’ils ont figuré sur la même liste en février dernier et occupé leurs fonctions, le mois d’après.

Cette solidarité s’est illustrée, notamment, lorsque le Conseil présidentiel avait rejeté la décision de la chambre des députés de retirer la confiance du gouvernement d’Union en septembre dernier.
Toutefois, les déclarations faites par Mangoush, en vertu desquelles son pays pourrait coopérer avec les Etats-Unis pour extrader un individu réclamé par Washington dans l’affaire Lockerbie a provoqué l’ire des Libyens, toutes tendances confondues, et ont été la goutte qui a eu raison de la patience du Conseil présidentiel face aux dépassements de la ministre des Affaires étrangères de ses prérogatives.

Mangoush a déclaré au diffuseur britannique public « BBC », dans sa version anglaise, que les « résultats positifs sont à venir », concernant l’affaire d’Abou Ajila Mohamed Massoud.

Parmi les critiques essuyées par Mangoush celles qui ont émané de l’ancien ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de l’Entente, Mohamed Tahar Siyala (2016-2021).

Siyala a déclaré : « La Libye a résolu l’affaire de Lockerbie de manière définitive en vertu d’un accord avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les Pays-Bas et le fait de ressusciter ce dossier ouvrira les portes de l’enfer sur le pays et le fera enliser dans les affres du chantage ».

Abou Ajila Massoud est un membre des services de renseignement libyens qui est accusé par les Etats-Unis d’Amérique d’avoir participé à la fabrication de la bombe qui a fait exploser, en date du 21 décembre 1988, au-dessus du village écossais de Lockerbie, l’appareil de la compagnie Pan Am, faisant 270 morts, en majorité des Américains.

En 2003, la Libye avait versé, à l’époque de Kadhafi, des indemnisations considérables aux familles des victimes de l’ordre de 2,7 milliards de dollars, soit une moyenne de 10 millions de dollars par victime, dans le but affiché de clore définitivement ce dossier épineux.

En se défendant, Mangoush a démenti en bloc avoir cité nommément Abou Ajila dans l’interview accordée la BBC. Toutefois, cela n’a pas été suffisant et convaincant pour une grande frange des Libyens, qui estiment que la ministre, qui bien que n’ayant pas évoqué cette question de manière explicite, elle l’avait évoqué implicitement.

Nonobstant la façon dont Mangoush avait évoqué ce sujet, que ce soit en y faisant allusion ou en l’évoquant de manière franche, cette affaire pourrait être instrumentalisée pour exercer davantage de pressions sur la Libye.

Il s’agit soit d’amener ce pays pétrolier à payer des indemnisations supplémentaires, soit de réclamer à Tripoli l’extradition d’Abou Ajila, qui est actuellement emprisonné dans un établissement pénitentiaire libyen dans des affaires qui n’ont aucun lien avec l’attentat de Lockerbie.

Il convient de noter que les fonds libyens gelés à l’étranger s’élèvent à quelque 200 milliards de dollars.

Dbeibah avait exclu récemment la possibilité pour la Libye de récupérer les fonds gelés à l’étranger. Il a dit, à ce propos, que « Les Européens qui prétendent que leurs pays sont des Etats de droit et d’institutions sont ceux qui ont le plus volé les richesses du peuple libyen », estimant qu’il s’agit de milliards de dollars qui ont été pillés.


– Le Conseil présidentiel s’allie au Parlement contre le gouvernement

Le plus grave dans le communiqué du Conseil présidentiel, diffusé le 1er novembre, et qui avait précédé la suspension de la ministre des Affaires étrangères, est sa reconnaissance de la décision de la chambre de députés portant retrait de la confiance du gouvernement de Dbeibah.

Cette décision est assimilée à un « coup de poignard dans le dos », dans la mesure où elle affaiblit la légitimité du gouvernement d’Union, légitimité récupérée par Dbeibah, à la faveur des manifestations populaires de soutien, qui avaient réclamé, entre autres, le départ du Parlement. A ce moment-là, le Conseil présidentiel avait appuyé Dbeibah et appelé le cabinet à poursuivre son activité.

Le fait que le Conseil présidentiel considère le gouvernement d’Union comme étant un gouvernement de gestion des affaires courantes vise, essentiellement, à retirer à Dbeibah une partie de ses prérogatives en vue de justifier une décision attendue, en l’occurrence, celle portant suspension de Najla Mangoush.

Le Conseil présidentiel accuse Mangoush de monopoliser le dossier de la politique étrangère sans consultation ni coordination, et ce contrairement aux conclusions du Forum de Dialogue politique tenu, le 9 novembre 2020.

Bien que le communiqué du Conseil présidentiel n’ait pas évoqué les déclarations de la ministre au sujet de l’affaire de Lockerbie, il n’en demeure pas moins que la décision de sa suspension est intimement liée à cette affaire, même si ladite décision a d’autres motivations susmentionnées.

Compte tenu de la possibilité de l’éventualité de la candidature de Dbeibah à la Présidentielle du 24 décembre prochain, et vu qu’il sera amené à démissionner de son poste, le Conseil présidentiel s’emploiera à nommer un nouveau Premier ministre ou à assurer les fonctions du Chef du gouvernement.

A défaut, cette attribution relèvera, à nouveau, du Forum de Dialogue pour désigner un successeur à Dbeibah, chose qui paraît improbable compte tenu des délais serrés.
Le scénario le plus probable sera celui de voir Dbeibah charger l’un des deux vice-premiers ministres, Houcine al-Kotrani (de l’est) ou Ramadan Boujenah (de l’ouest) pour diriger le gouvernement au cours de la période du déroulement des élections.

La désignation d’un successeur à Dbeibah, au cas où il se porterait candidat, pourrait lancer le débat sur la partie compétente pour nommer le Chef du gouvernement.
De plus, celui qui détiendra ce poste pourrait l’occuper pour une période plus longue que prévu, compte tenu de la polémique d’ordre juridique et constitutionnel concernant la légalité des lois électorales promulguées par la Chambre des députés et la durée de la période des élections.

Toutefois, la condition impliquant le respect d’un délai de trois mois, comme préavis de démission des fonctionnaires civils ou militaires avant la tenue des élections pourrait constituer une entrave à la candidature de Dbeibah.

Il est probable que ce nouveau conflit entre le Conseil présidentiel et le gouvernement sera tranché, une deuxième fois, en faveur de Dbeibah, quoique de manière provisoire.

Cela pourrait se confirmer à l’occasion de la tenue de la Conférence de Paris, le 12 novembre courant, conférence à laquelle assistera Mangoush, sauf si le Conseil présidentiel réussissait à lui interdire de quitter le territoire libyen.

Mustapha Dalaa *Traduit de l’arabe par Hatem Kattou