Monnaie eco: le Nigeria a-t-il neutralisé Macron et ses alliés des pays CFA?

Présentée comme une monnaie d’intégration économique pour remplacer le franc CFA, l’eco tarde à arriver. Ce retard, qui suscite des interrogations, peut découler de la volonté du Nigeria de résister au projet annoncé en décembre 2020 par Alassane Ouattara et Emmanuel Macron. Entre Abuja et Paris, c’est la course au leadership.

À quand le lancement de l’eco? Annoncée en grande pompe en décembre 2019 à Abidjan par les Présidents Alassane Ouattara et Emmanuel Macron pour remplacer le franc CFA dans les huit pays (Burkina Faso, Bénin, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal, Togo et Niger) de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), la nouvelle monnaie tarde à devenir réalité. Est-elle victime des divergences entre États? A-t-elle brûlé les étapes normales d’un processus qui aurait abouti à un accouchement serein, sans césarienne?

Ce retard à l’allumage suscite des interrogations et laisse entrevoir une guerre de leadership sans merci. Entre le Nigeria –tête de file de la Zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO) qui regroupe cinq autres pays (Ghana, Gambie, Guinée, Liberia, Sierra Leone)– et la France, soucieuse de maintenir une influence contestée dans son pré carré francophone, la bataille risque d’être longue.

Les Présidents Ouattara et Macron à Abidjan en décembre 2019 pour annoncer la fin du franc CFA.

«L’évidence saute aux yeux: ce sont les menaces du Nigeria qui ont grippé le scénario imaginé par Ouattara et Macron. La France, qui a toujours deux cordes à son arc, a tenté un premier forcing pour torpiller l’eco comme future monnaie unique des 15 États de la Cedeao. Mais comme Buhari a été intransigeant, elle va laisser faire l’eco-Cedeao en la faisant traîner le plus longtemps possible et en espérant que, entre-temps, son cheval de Troie –le Maroc– intègre la Cedeao pour y contrer le Nigeria», analyse pour Sputnik un spécialiste monétaire sénégalais qui a requis l’anonymat.

Si le Président Muhammadu Buhari du Nigeria est en colère contre Alassane Ouattara et certains de ses pairs, c’est que le 29 juin 2019 à Abuja, un sommet extraordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) avait entériné trois décisions majeures: la monnaie unique pour une ZMAO élargie aux pays francophones s’appellerait l’eco; son régime de change serait flexible contrairement au franc CFA; et la future Banque centrale de la zone serait de type fédéral.
C’est ce schéma-là, approuvé à l’unanimité des 15 chefs d’État présents, qui a été bouleversé par l’accord Ouattara-Macron, suscitant l’ire des sociétés civiles et mouvements panafricanistes sur le continent.

Dans un message posté le 23 juin dernier sur son compte Twitter, le Président nigérian a alors laissé entrevoir l’éclatement possible de la Cedeao si les chefs d’État ne se conformaient pas «au processus convenu pour atteindre notre objectif collectif tout en nous traitant mutuellement avec le plus grand respect. […] Sans cela, nos ambitions pour une union monétaire stratégique en tant que bloc de la Cedeao pourraient très bien être gravement compromises».

Alors que, selon l’accord d’Abuja de juin 2019, l’eco devait se substituer au franc CFA et aux sept autres monnaies nationales en cours dans l’espace Cedeao, «ce projet Ouattara-Macron souffre de trois faiblesses majeures», estime l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé, interrogé par Sputnik:

«D’abord, il est illégitime aux yeux des États de la Cedeao non arrimés au franc CFA. Ensuite, il vise à perpétuer sous un autre nom la servitude monétaire des pays CFA. Ceux-ci, enfin, ne remplissent même pas les critères de convergence commune. La pandémie du coronavirus est venue opportunément ‘’sauver’’ Ouattara et ses collègues de l’UEMOA d’une situation embarrassante.»

Les critères de convergence communs fixés par l’UEMOA visent à rapprocher le plus possible les pays membres au plan macroéconomique pour une meilleure intégration de leurs économies. Ces critères sont, entre autres, un déficit budgétaire maximal de 3% du produit intérieur brut (PIB), une inflation annuelle à 3% au plus, un déficit du commerce extérieur limité à 5% du PIB.

Quand Ouattara et Macron annonçaient l’eco, seul le Togo semblait globalement en règle. Pour Demba Moussa Dembélé, il ne fait pas de doute que «l’accord Ouattara-Macron (…) vise à isoler le Nigeria. Or, isoler le Nigeria, c’est chercher à faire échouer le processus d’intégration de la Cedeao».

Le Nigeria, puissance incontournable mais fragile

Malgré son poids écrasant dans l’économie ouest-africaine, le Nigeria n’échappe pas aux critiques, notamment sur son incapacité à tirer vers le haut ses alliés de la ZMAO. Indiscipline budgétaire, monnaie nationale (naira) dévaluée à répétition, corruption endémique, etc., n’en font pas le modèle de leadership rêvé pour des pays en quête effrénée d’émergence, se désole le macroéconomiste togolais Michel Nadim Khalife sur le site de financialafrik.com.

«C’est le géant économique qui dictera sa loi conformément à ses intérêts qui ne sont pas ceux de l’UEMOA, parce que nos structures de production ne sont pas les mêmes, le Nigeria dépendant des cours du pétrole […], tandis que l’UEMOA dépend de ses exportations agricoles et d’or, de diamants et d’autres minerais…», alerte ce fervent partisan du franc CFA.

Le dernier acte public posé dans le processus de liquidation du franc CFA remonte au 20 mai 2020. Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouvernement français, a annoncé l’adoption en Conseil des ministres du décret censé enterrer le franc CFA dans l’espace UEMOA. Depuis, c’est le black-out total, à Paris comme du côté des États concernés et de leurs dirigeants. À Dakar, un officiel du ministère des Finances joint par Sputnik a accepté de répondre sous couvert d’anonymat.

«Le projet de passage du franc CFA à l’eco est à la fois une question et un enjeu communautaires pour lesquels le Sénégal a confié une délégation de souveraineté à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest.»

Dans le contexte actuel, de nombreux dirigeants ouest-africains semblent plus préoccupés par des stratégies de conservation/transmission du pouvoir que par la perspective d’affronter la nouvelle donne économique que serait la mise en service de l’eco.

Du Guinéen Alpha Condé à l’Ivoirien Alassane Ouattara en passant par le Nigérien Mahamadou Issoufou, le Burkinabè Roch Marc Christian Kaboré et le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, il y a de quoi penser d’abord à redémarrer des économies fragiles en résistant au coronavirus et au terrorisme…