Tunisie / Droits de l’homme : acquis et périls, 10 ans après la révolution de la dignité

Le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution laisse plusieurs questions en suspens, dont la question des droits de l’homme. Malgré les avancées certaines réalisées en Tunisie, il n’en demeure pas moins que des points d’ombre d’ordre juridique continuent de poser de sérieuses menaces et de favoriser des dérives pour cette jeune démocratie qu’est la Tunisie.

Certaines lois violant les droits des personnes demeurent toujours en vigueur dans le pays selon plusieurs organisations locales et internationales des droits de l’homme. Le contexte socio-économique difficile que traverse la Tunisie ouvre aussi la voie à plusieurs dérives et transgressions des droits humains.

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Cet article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme adopté un certain 10 décembre 1948 par 58 États membre de l’Assemblée générale des Nations unies, pourrait expliquer en grande partie les raisons qui ont mené 72 ans plus tard à la révolution tunisienne de la dignité de 2011.

Face à un totalitarisme qui a sévi en Tunisie depuis son indépendance en 1956, la situation socio-économique en était arrivée à un seuil critique avec une jeunesse en proie au chômage au sein d’un régime à bout de souffle, gangrené par la corruption et les inégalités, et où la violence et la répression sont institutionnalisées.

D’ailleurs, ce n’est nullement un hasard si les premières étincelles de la révolution de la dignité avaient brillé dans les régions marginalisées de la Tunisie, où la pauvreté et les répressions policières pesaient lourdement sur le quotidien des jeunes, et moins jeunes.

Au 10e anniversaire de la révolution tunisienne, le pays marque, certes, un certain progrès de manière notable en matière de droits humains fondamentaux. Cependant, le processus de transition vers un État plus respectueux des droits humains n’est pas exempt d’insuffisance et de dangers.

– Une dignité acquise ?

Depuis ses prémices, la révolution de la dignité en Tunisie était un exemple de non-violence, du moins du côté des citoyens dont le slogan phare scandé dans toutes les manifestations, « Emploi, liberté, dignité nationale », était d’une grande simplicité et éloquence. Ces termes ont inspiré plusieurs peuples de la région nord-africaine et moyen-orientale qui les ont repris lors de plusieurs soulèvements populaires. Avec la chute et la fuite hors du pays de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, la bouffée de liberté qui s’en est suivie était palpable.

Un climat de libre expression responsable et enthousiaste s’était installé entre les Tunisiens dans tous les quartiers, dont la sécurité était assurée par des jeunes de toutes les catégories sociales, en la quasi absence des appareils de sécurité et des forces policières.

Il n’était pas rare dans les nuits suivant le 14 janvier 2011 de surprendre des conversations animées entre jeunes rêvant d’un pays où tous auront une chance de faire la différence, d’être fiers de leur pays et d’avancer vers un avenir jusque-là rêvé, car obstrué par un appareil d’État répressif sclérosé et enlisé dans ses propres injustices. « Nous avons donné une leçon à la terre entière ». « Les pays les plus démocratiques ne peuvent pas se vanter d’avoir ce que nous avons fait ». « Je suis fier d’être Tunisien ! ». Ces mots revenaient comme un leitmotiv à longueur de soirées à la belle étoile, des gardiens improvisés des quartiers désertés par l’État.

Sur le plan politique et celui des droits humains, le gouvernement intérimaire qui a pris le pouvoir en 2011 a assez rapidement adhéré aux aspirations révolutionnaires du pays.

L’activiste tunisienne des droits humains, Ayla Sellami, a déclaré au correspondant de l’agence Anadolu que « la majorité des progrès acquis en droit de l’homme en Tunisie, se doivent au premier ministre Mohamed Ghannouchi en 2011, malheureusement, on n’en parle pas souvent parce qu’il représente l’ancien régime ».

Elle a précisé que « les progrès ont surtout été constatés en matière de transparence, de droit d’expression, de justice transitionnelle et de libération des prisonniers politiques ».

Dans le même registre, Alaa Khemiri, avocat et activiste des droits et des libertés individuelles a déclaré : « Les acquis principaux de la révolution s’accentuent aux niveaux des libertés individuelles notamment la liberté d’expression et les libertés « politiques » relatives aux associations et aux partis ».

Et d’ajouter : « Il en résultait que le rôle de la société civile tunisienne est devenu un élément central et déterminent dans le paysage politique tunisien, en tant que force de lobbying sur plusieurs axes, tels que la défense des droits socio-économiques, ainsi que les libertés individuelles ».

Cependant, pour les deux activistes les acquis en matières de libertés et de droits de la personne demeurent encore menacés et, par certains aspects, bien trop fragiles.

Dans ce sens, Ayla Sellami a souligné : « Après le 27 janvier 2014 on a eu notre constitution, qui offre plusieurs droits, mais qui reste fragile sur le plan pratique, surtout que les mêmes individus qui travaillaient dans la ministère de l’Intérieur (sous l’ère Ben Ali) n’ont pas changé, d’où les mêmes transgressions contre les droits de l’homme qui ne cessent de refaire surface ».

Pour Me Khemiri les libertés acquises suite à la révolution sont sapées par « l’instabilité politique et la montée du populisme ainsi que la corruption qui s’est encore propagée après la révolution ».

– Ces plaies qui menacent les droits de l’homme en Tunisie

Depuis 2011 le champ socio-économique tunisien a subi de graves dégradations impactant plusieurs catégories sociales et fragilisant une partie importante de la population qui était déjà bien trop lésée par des décennies de marginalisation. Dans ce contexte paroxystique, jugé bien trop pénible par une large partie de la population, les politiques semblent bien incapables d’apporter des solutions concrètes, se clivant souvent dans des batailles rangées et dans des joutes verbales sans effet concret sur le vécu du Tunisien lambda.

Certains partis et mouvements politiques populistes adoptent ouvertement aujourd’hui « un discours politique hostile aux droits humains et libertés individuelles…» selon les propos de Me Khemiri.

Et d’ajouter : « Le discours politique populiste est devenu populaire et influent sur une grande partie des Tunisiens déçus par la dégradation de leurs situations socio-économiques. D’où cette volonté chez eux de se  »venger » de  »l’élite » politique qui règne en Tunisie depuis la chute de Ben Ali en 2011 ».

Commentant ce danger qui menace les droits et libertés en Tunisie, Ayla Sellami exprime ses craintes de la menace d’ : « une révolution violente par des jeunes qui ont faim » pour les libertés en Tunisie.

Sous une autre perspective les activistes comme la rue tunisienne pointent du doigt la corruption qui se propage inlassablement dans les appareils et les structures de l’État.

« Pire encore, beaucoup de figures emblématiques de corruption et de la contrebande sont désormais représentées par des puissances politiques tel que le parti  »Au cœur de la Tunisie » fondé par l’homme d’affaire, accusé de plusieurs scandales de corruption, Nabil Karoui ou encore  »Tahya Tounes » (Vive la Tunisie) présidé par l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed », d’après Me Khemiri.

Celui-ci a d’ailleurs mis en cause les contradictions de l’article 6 de la Constitution qui reconnaît la liberté de conscience et instaure l’État comme gardien de la religion en même temps. Ceci donne lieu, selon lui, à des amalgames et des flous juridiques, mais aussi des débats entre divers blocs politiques qui pénalisent grandement les libertés individuelles, ainsi que la laïcité de l’État tunisien.

– Plus de droits et de libertés hic et nunc

Dans un rapport publié le 9 novembre 2020, Amnesty International a fustigé les atteintes à la liberté d’expression en Tunisie.

On peut y lire d’emblée : « Ces trois dernières années, un nombre croissant de poursuites pénales ont été engagées contre des blogueurs ou des utilisateurs de Facebook qui n’avaient fait qu’exprimer pacifiquement leurs opinions en ligne. Ces personnes ont fait l’objet d’enquêtes ou ont été inculpées et parfois condamnées pour des chefs d’accusation tels que la diffamation, l’outrage aux institutions de l’État et le fait d’avoir « nui » à autrui à travers les réseaux de télécommunication ».

Quelques jours plutôt, la même organisation avait appelé les parlementaires tunisiens à rejeter en bloc une nouvelle législation consacrant l’impunité et l’exonération des responsabilités pénales aux forces et services de sécurité au titre de l’article 7 du projet de loi n°25/2015.

Selon Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International, « Malgré des amendements positifs qui ont supprimé des restrictions inquiétantes des droits à la liberté d’expression et à l’accès à l’information qui figuraient dans les projets précédents, le texte comporte encore des dispositions qui feraient obstacle à l’obligation de rendre des comptes pour les graves violations des droits humains ».

Les appels de la société civile (un acquis de taille après la révolution) et des organismes nationaux et internationaux de défense des droits de l’homme, de presse et d’expression, ne cessent d’alerter sur les dérives et les lacunes flagrantes en matière de législation et de pratiques intolérables qui violent ouvertement les droits des citoyens.

En l’absence d’une cour constitutionnelle en Tunisie, retardée sans cesse pour des raisons politiciennes, certaines législation du pays présentent, au mieux, un flou juridique (volontaire ou involontaire), au pire, un vide législatif pénalisant la protection des droits individuels.

La Tunisie a cosigné des chartes internationales ou s’est engagée à abolir certaines pratiques assimilées à la torture. Sans parler de l’abolition de la peine de mort, qui fait l’objet d’un moratoire dans le pays depuis plus de 10 ans, remis sur le tapis, suite à un meurtre particulièrement odieux qui a secoué récemment l’opinion publique. Cependant, certaines de ces pratiques et les lois qui les justifient demeurent, à ce jour, inchangées.

Au bout d’une décennie après une révolution, certes exemplaire dans l’histoire humaine, les défis qui s’imposent à la jeune démocratie tunisienne sont colossaux, surtout dans ce contexte difficile rendu encore plus virulent par un contexte pandémique et économique difficile. Mais d’après plusieurs activistes des droit humains, pour un peuple comme les Tunisiens, résolus à être libres, la lutte pour les droits humains est une bataille qui ne doit ni souffrir de doutes ni se plier aux obstacles.

Mounir Bennour